La France de Bernard Pivot

Durant trente ans, il a fait la pluie et le beau temps sur l'univers des livres et a su allier exigence et spectacle sur un plateau de télévision. Bernard Pivot nous a quittés à 89 ans.

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Bernard Pivot savait décidément recevoir. Son invité, ce soir de mars 1995, est Michel Onfray. Dans son livre, La Raison gourmande, le philosophe fait l'éloge d'un grand vin, le château-d'yquem. Pour allier la théorie à la pratique, l'animateur de Bouillon de culture propose à chacun de ses invités de goûter ledit nectar. D'un geste, Pivot ordonne à un homme en tenue de garçon de café de faire le service, avant de s'emparer lui-même de la bouteille. L'émission avait pour thème : « Plaisirs de la chère et plaisirs de la chair ». La directrice du magazine féminin Cosmopolitan représentait la gent féminine et se chargeait d'expliquer à ces messieurs les particularités des femmes, allant jusqu'à répondre à leurs interrogations s'agissant du repas avant ou après l'acte sexuel. « Un œil qui s'attarde sur des fesses, c'est flatteur », confiait-elle à un Pivot soudain émoustillé.

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Un sexologue italien commentait une étude sur le désir des Européens à table et au lit. Un nutritionniste livrait les secrets d'une bonne alimentation pour être performant en tout. Un essayiste, Jean-Luc Hennig, présentait son travail sur la représentation des fesses dans l'Histoire. Onfray, enfin, exaltait le plaisir des sens, trempant ses lèvres dans son château-d'yquem et dissertant sur les vertus aphrodisiaques de la poudre de mouche de cantharide, chère à Sade. Pivot : « Je vous ressers, monsieur le philosophe ? »

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Combien de ces échanges survivraient aux canons moraux de notre époque ? Le communiste Fabien Roussel, qui a fait polémique à gauche en défendant la viande, ferait presque pâle figure sur ce plateau d'hédonistes décomplexés. Pourtant, rien dans cette émission n'était transgressif, outrancier ou méprisant pour un genre ou une minorité. Il s'agissait d'une conversation entre gens éduqués qui s'entretenaient des bienfaits du plaisir, de sa présence dans la philosophie et de ses permanences sensorielles dans l'Histoire.

En réalité, c'est moins le contenu qui interpelle que l'attitude des invités et de l'animateur. L'ambiance est légère sans être vulgaire, sérieuse sans être austère, spontanée sans être familière. Des traits particuliers sont prêtés aux hommes et aux femmes, sans que personne s'offusque de cette distinction. Des références sont faites à la tradition et nul ne crie au pétainisme. Une autre émission, encore plus audacieuse au regard de notre époque, s'intéressait aux « plaisirs populaires ». En ce vendredi de mars 1989, le plateau d'Apostrophes avait été pensé par le réalisateur, Jean Cazenave, à la manière d'un bistrot. Au comptoir, Bernard Pivot retrouvait Jean-Pierre Coffe, qui répétait son amour de la joue de bœuf, de l'oreille de cochon et plaidait, en hurlant, pour la réouverture des triperies en France : « Il reste 800 tripiers en France ! »

Entre le carré blanc gaullien et le message d'avertissement « woke »

Assis à une table dédiée aux bals, Pierre Perret, auteur d'une valse intitulée « Le Vin », confiait tuer lui-même le cochon « à la lune descendante ». Le pape du beaujolais, Georges Dubœuf, assis non loin de là, expliquait, un verre à la main, les charmes d'un vin devenu populaire en France mais aussi à l'étranger. À une autre table, le journaliste de L'Équipe Pierre Chany était invité pour parler des sports populaires, et en particulier du Tour de France. Tout près de lui, Robert Doisneau présentait un nouvel album de photos illustrant une France joyeuse, d'adultes et d'enfants qui rient et qui dansent. Les photos étaient accompagnées d'un texte de François Cavanna, le cofondateur de Charlie Hebdo.

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Enfin, le dessinateur Wolinski était présent pour parler de l'amour en tant qu'acte sexuel, thème de son dernier album. Durant son entretien avec Pivot, il entrecoupait ses phrases de « J'ai envie de baiser ! J'ai envie de baiser ! ». Le public, composé d'hommes et de femmes, était hilare. « Que de beaufs ! » dirait-on aujourd'hui. « Beauf vient de beau-frère », expliquait Cabu dans une émission d'Apostrophes de juillet 1980 : « Tout le monde a un beauf en soi. Il adhère aux modes, aux préjugés et aux discours dominants. Il aime les cafés, les voitures et se sent partout chez lui. »

En cette fin de XXe siècle, il était permis de traiter de sujets de société, en levant un verre et certains tabous qu'auparavant la morale conservatrice d'après-guerre ne permettait pas d'évoquer à la télévision. Le sexe, la viande, la vitesse, l'alcool… À l'heure où sévit une autre morale, de gauche, puritaine et offensive, ces sujets sont, de la même manière, difficilement abordables sur une chaîne de grande écoute. La France a connu cette parenthèse, d'environ trente ans, qui suscite tant de nostalgie. Entre le carré blanc gaullien et le message d'avertissement woke pour « contextualiser » un film de Walt Disney. Parenthèse qui rendit possible les émissions Apostrophes, celles de Michel Polac, les films de Claude Sautet, les dialogues d'Audiard, les shows de Stéphane Collaro, les spectacles de Thierry Le Luron, Desproges et Coluche. Les libertés, si elles pouvaient heurter la sensibilité de certains, ne dépassaient jamais la loi commune. Les protagonistes, de droite ou de gauche, avaient en partage une idée du bonheur individuel qui se confondait avec le bonheur collectif. Les évolutions sociétales sont inévitables, qui fabriquent leurs victoires et leur lot d'interdits.

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« Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois, toute la morale », affirmait le poète Chamfort. Pourquoi donc la jouissance est-elle mal vue au sein d'une gauche peine-à-jouir ? L'expression d'un plaisir vaudrait, pour elle, acceptation de la société telle qu'elle est, « inégalitaire », « raciste » ou « écocide ». Ces limites deviennent dangereuses quand elles sont totales, quand elles prétendent rééduquer les individus ou les punir de leurs fautes. Car il ne s'agit plus pour les « éveillés » de traquer le racisme, l'homophobie ou le sexisme – ce en quoi ils seraient soutenus –, mais de proscrire le second degré, la volupté, les saines pulsions, la pensée audacieuse qui, par son seul énoncé, stigmatiserait un individu, un genre ou une communauté. Le mieux, donc, est de ne rien dire. De cacher pour ne pas attenter à la pudeur. De refouler l'humour au risque d'être incompris. Ce qui revient à « réaliser le paradis dans les conditions de l'enfer », selon l'expression du philosophe Michaël Fœssel, auteur d'un essai, Quartier rouge (PUF), consacré à « l'ascèse » à laquelle s'adonne cette gauche.

Plaisirs populaires et plaisirs coupables

En janvier 1980, Pivot animait une émission sur « Le sexe et ses interdits ». Il demandait à l'historien Pierre Darmon, auteur d'un livre sur la virilité et la stérilité dans l'Histoire, ce qui «  distingue un homme viril d'un impuissant ». Réponse de l'invité : « Le triptyque : dresser, entrer et mouiller. » On apprenait qu'il existait, au Moyen Âge, des tribunaux religieux devant lesquels des femmes pouvaient traîner leurs maris impuissants. On apprenait également que le mot « bander », pour signifier l'érection, était apparu dans des textes du XVIe siècle. L'auteur de De la séduction, Jean Baudrillard, présent sur le plateau, semblait fort ravi de ces enseignements. Comme, sûrement, de nombreux téléspectateurs.

À LIRE AUSSI Finkielkraut : « Il n'y a plus de contre-feux aux clichés bien-pensants » Qu'auraient donc donné les émissions de Pivot selon les critères du CSA et du puritanisme ambiant ? L'échange se ferait sans alcool et sans cigarettes, puisque la loi désormais l'interdit. Les plaisirs populaires seraient remplacés par les « plaisirs coupables ». Le sujet n'aurait d'ailleurs pas été le plaisir, mais les excès, les dérives et les corrections à apporter. Tout ça, avec un esprit de sérieux qui figerait les visages et n'autoriserait aucune légèreté. À ce titre, on vous laisse deviner qui aurait remplacé Wolinski et Jean-Pierre Coffe. Bernard Pivot, l'irremplaçable, s'est éteint à l'âge de 89 ans.

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Commentaires (45)

  • Mjoke

    Liberté de rire, ripailler, désirer, aimer, lire, se cultiver, plaisanter, oser, rêver, boire, être, tout simplement et parfois hors du temps. Les émissions de Bernard Pivot autorisaient tout cela.
    Que de compagnons disparus demeurant en mémoire.

  • agri2

    Une époque revolue...

  • CLAUDINALBI

    Mastercard 09-08-2022 • 09h08

    Nous y sommes, pourquoi, dans quel but ?

    Pourquoi nos années 2020 sont moins libertaires que nos années 70 80 ?

    Pourquoi dit on que nos enfants qui ont 30 ou 40 ans seraient moins libres que nous ? Quelle est cette mouvance de lecture, peu confirmée dans la réalité ?