Les joies de notre orthographe

Des règles et des usages parfois difficiles à comprendre commandent notre langue. Mieux vaut les connaître pour mêler l’utile à l’agréable.

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Lors de la Dictée pour tous organisée au centre commercial Westfield Euralille le 27 septembre et lue par l’humoriste lillois Gérémy Crédeville (au centre du premier rang ci-dessus).
Lors de la Dictée pour tous organisée au centre commercial Westfield Euralille le 27 septembre et lue par l’humoriste lillois Gérémy Crédeville (au centre du premier rang ci-dessus). © HÉLÈNE DECAESTECKER/PHOTOPQR/« LA VOIX DU NORD »/MAXPPP

Temps de lecture : 8 min

« Un devoir criblé de fautes d'orthographe ou de syntaxe, c'est comme un visage abîmé par des verrues. » Quand Bernard Pivot, écrivain, journaliste et grand maître de la dictée en France, parle d'orthographe, il ne fait pas dans la nuance. Même si ses mots semblent un peu crus, il dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Que l'on soit le prince du « zéro faute » ou le roi des nuls, l'orthographe colle à chacun une étiquette : « Montre-moi ton orthographe, je te dirai qui tu es. » C'est un attribut : bon ou mauvais, il faut faire avec. Comme si savoir à quelle caste on appartient était finalement plus important que savoir à quoi sert vraiment cette « orthographe ».

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Pourtant, celle-ci est vraiment utile, comme l'explique le linguiste Bernard Cerquiglini : « Toutes les grandes langues doivent avoir une version écrite, qui permet de stabiliser la langue et d'en avoir une version commune. Mais notre langue est parée de beaucoup d'homonymies – ce qui est parfait pour les jeux de mots. À l'oral, l'ambiguïté peut être levée par la conversation. Mais à l'écrit, il faut lever le doute car celui qui écrit est absent lorsque le lecteur découvre son texte : c'est le rôle de l'orthographe. » Et le professeur émérite de l'université de Paris et membre de l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique de prendre en exemple « Elle chantait » : « On doit saisir à l'écrit si on parle au singulier ou au pluriel. L'orthographe donne de nombreuses et précieuses informations ! » Indispensable pour comprendre, donc, et être compris, de manière précise.

Érigée au rang de religion

Mais pour parvenir à l'utiliser à bon escient, encore faut-il la maîtriser. Car l'orthographe ne se déduit pas du son en français, contrairement à l'italien ou à l'espagnol, par exemple, qui s'écrivent de manière plus phonétique. Comme le soulignent Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans l'excellent La Faute de l'orthographe (aux éditions Textuel, mais aussi sur scène et en version TEDx), il existe 240 manières différentes d'écrire le mot inventé [krɛfisjɔ̃] (kréfission, craiphicion…), alors que dans la plupart des autres langues, les mots s'écrivent comme ils se prononcent. Il faut donc apprendre à écrire car c'est compliqué. C'est à l'école que cela se passe, puisque l'oral est appris, lui, en famille.

« L'orthographe, c'est la face scolaire de la langue. Mais depuis Jules Ferry, elle a pris une place démesurée à l'école, à tel point qu'en avoir une “mauvaise” donne l'impression d'avoir été un cancre : cela stigmatise, c'est répréhensible. On peut le réprouver, mais il en est ainsi », constate Bernard Cerquiglini. Charge à chacun de la maîtriser. « La pression sociale est telle qu'avec un CV truffé de fautes, on n'obtient pas le travail pour lequel on a postulé. » De fait, selon une enquête Ipsos pour le Projet Voltaire en 2022, 80 % des recruteurs écartent les candidats ne maîtrisant pas l'expression française. « Le culte de l'orthographe a créé de la discrimination, ce qui est extrême et injuste. Il faudrait avoir une vision plus laïque de l'orthographe : la respecter, savoir à quoi elle sert, mais sans stigmatiser ceux qui en font mauvais usage. L'orthographe est devenue en France une religion, dans laquelle la prière du matin a été remplacée par la dictée dans les écoles laïques. Soyons rationnels dans notre rapport à l'orthographe, sans la sacraliser ! » prône le linguiste.

À LIRE AUSSI Bienheureux ceux qui maîtrisent le français !En étant raisonnable, on peut aussi reconnaître que l'orthographe n'est pas indispensable pour tous. C'est ce que note Muriel Gilbert, correctrice au Monde, chroniqueuse sur RTL et autrice de livres sur la langue française : « C'est un peu comme savoir s'habiller. C'est à la fois important et futile. Si on sort avec une chaussette bleue et une chaussette rouge, il n'y a pas mort d'homme… Mais si on cherche un travail, il faut savoir écrire sans fautes. L'orthographe n'est pas le fond de l'homme : c'est une façon de se présenter. En respectant l'orthographe, on montre que l'on sait respecter une norme, un usage, et donc que l'on a des aptitudes. » Et de remarquer : « C'est ingrat, car l'orthographe n'est pas un atout : on ne remarque que les erreurs. Jamais personne ne dit : “Oh ! quelle belle orthographe !” » Et pour cause : lorsque la bévue survient, nous sommes les seuls, nous, Français, à parler de « faute », qui porte avec elle le jugement social autant que le péché moral. On est bien loin de la simple bourde.

Monument

Pour se réconcilier avec l'orthographe, il faudrait ne plus culpabiliser. « On a tendance à être trop critique avec les gens, à appuyer sur leurs échecs, et ce faisant, on les coince. Pas mal de fautes viennent précisément du stress de faire des fautes ! » assure Muriel Gilbert, qui précise : « Même quand on traque les erreurs quotidiennement comme moi, on fait des fautes ! Il en reste même deux dans mon dernier livre [Joyeuses fautes. Le premier roman-photo de l'orthographe !, Le Robert]… »

Ne pas hésiter, donc, à se faire relire, ou à utiliser un correcteur orthographique. Pour Bernard Cerquiglini, le constat est le même : « Il faudrait enseigner l'orthographe autrement : déculpabiliser – en expliquant, par exemple, que l'orthographe n'est stable que depuis peu de temps –, aborder l'histoire de l'orthographe, se concentrer sur ce qui est grammatical (accords…) et oublier d'apprendre à savoir écrire “emphysème” ! » Notre graphie actuelle est d'ailleurs l'héritage des erreurs du passé, le « x » étant l'abréviation d'un « us », et les dictionnaires et les grammaires ne sont parfois même pas d'accord entre eux.

La réforme à laquelle j’ai contribué pour Michel Rocard en 1990 n’a pas encore porté ses fruits… Mais il en faudrait déjà une nouvelle.Le linguiste Bernard Cerquiglini

Seulement voilà : on ne touche pas impunément à la langue en France. C'est son côté « monumental » : « On aime l'accent circonflexe car c'est un monument de la langue ; il est là pour rappeler qu'au début du XIIe siècle, on plaçait un “s” devant le “t”, dans “forêt”, par exemple, rappelle Bernard Cerquiglini. Le retirer semble impensable pour beaucoup car l'orthographe est aussi une histoire. Elle ne travaille pas que pour l'oreille, mais aussi pour l'œil. »

Pas facile, dès lors, de la faire évoluer. D'autant que la dernière réforme, qui date de 1990, n'est pas encore pleinement appliquée : « La réforme à laquelle j'ai contribué pour Michel Rocard en 1990 n'a pas encore porté ses fruits… Mais il en faudrait déjà une nouvelle, pour simplifier l'orthographe française le plus possible. » Attention toutefois : pas question d'écrire en phonétique : « La langue resterait malgré tout compliquée, car il faudrait conserver tout ce qui permet de préciser une information. Mais on pourrait, par exemple, mettre un “s” au pluriel systématiquement et oublier les “x” à “bijoux” ou à “chevaux”. » Une velléité de réforme qui risque d'être bloquée – ou freinée – par le numérique : on n'a jamais autant écrit le français, et les habitudes ont la vie dure.

Ces graphies qui n'ont pas de sens

Pourtant, certaines graphies n'ont pas de sens. Anne Abeillé, linguiste au laboratoire de linguistique formelle du CNRS, a codirigé La Grande Grammaire du français (Actes Sud), l'ouvrage de référence, et fait partie du collectif des Linguistes atterrées, qui veut mettre fin aux idées reçues sur les « dangers » qui menaceraient notre langue. Elle rappelle que l'orthographe, qui peut avoir des fonctions « phonétique » (transcrire les sons) et « grammaticale » (présenter des liens entre les mots), s'est vu assigner aussi une fonction étymologique : « À partir du XIVe siècle, des lettres ont été ajoutées pour rendre l'orthographe savante et réserver ainsi l'écrit à ceux qui connaissaient le latin et le grec. C'est ainsi que des “h” ont été ajoutés (“herbe” s'écrivait “erbe” en ancien français), des “y”, des “th” ou des “ph”, comme dans “pharmacie”. Cette orthographe est devenue un outil de prestige. Mais ces étymologies étaient parfois fantaisistes, et, à partir du XVIIe siècle, les versions successives des dictionnaires de l'Académie française illustrent certains flottements (“loi” écrit “loy”, puis “loix” au pluriel, alors que lex en latin est un singulier), remarque Anne Abeillé. Il reste ainsi de nombreuses lettres muettes qui ne sont pas justifiées, comme le “d” de “poids”, par exemple, qui vient de “pensum” et non de “pondus”. »

À LIRE AUSSI Nouvelle orthographe : testez-vous !Et la linguiste de prôner, elle aussi, l'application de la nouvelle orthographe, « pas assez utilisée dans les médias et les livres », alors même que certaines propositions permettraient de simplifier la langue, notamment « là où il n'y a aucun sens à la compliquer ». Ainsi, « nénuphar », qui n'a rien à voir avec le latin ou le grec, ne s'écrit avec un « ph » que depuis l'édition du Dictionnaire de l'Académie de 1935 et s'écrivait avec un « f » jusque-là. « À la différence de celle de la féminisation des mots (on lit “autrice” dans les médias), on n'a pas donné sa chance à cette réforme, regrette Anne Abeillé. Ce n'est pourtant pas difficile de s'y mettre : il existe l'option “Orthographe rectifiée” dans le correcteur de notre ordinateur ! »

Tous champions !

Mais le salut ne viendra pas (seulement) du correcteur. Car il existe des solutions. Des applis, bien sûr, comme celle du Projet Voltaire, permettent de progresser à tout moment, où que l'on se trouve. Mais il y a aussi l'écrit. Et rien de tels que les exercices et les jeux pour s'entraîner. En la matière, Pierre Larousse a été le premier : « Lorsqu'il s'est lancé dans l'édition scolaire, en 1852, le professeur des écoles voulait révolutionner l'apprentissage de l'époque, qui reposait sur du “par cœur”. Son idée : rendre ludique et interactive la maîtrise de la langue française, pour mieux en acquérir les mécanismes, en utilisant, par exemple, des exercices à trous. Du jamais-vu ! » raconte Carine Girac-Marinier, directrice du département Dictionnaires et encyclopédies aux éditions Larousse. L'éditeur a, depuis, continué sur sa lancée. En plus de son fameux dictionnaire illustré, la référence et le premier du genre, il reste le champion de l'orthographe, avec ses petits cahiers colorés qui présentent les rééditions des exercices originaux de son fondateur et du certificat d'études, les livres parascolaires, les cahiers de vacances… Apprendre de manière ludique : voilà qui devrait réjouir les réfractaires à l'orthographe. Et, enfin, les réconcilier avec notre magnifique langue.

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